Les luttes de classe en France au XXIè siècle, dernier livre d’Emmanuel Todd, laisse malgré ses qualités un goût d’inachevé. On ne peut que souscrire à sa thèse principale, selon laquelle le nivellement par le bas des conditions de vie, conséquence du choix de l’euro, entraine une réunification des classes populaires. Todd contredit ainsi les prophéties d’atomisation voire « d’archipélisation », aujourd’hui omniprésentes dans les grands médias. Cette idéologie dominante, partagée aussi bien par les néolibéraux macronistes que par les souverainistes néoconservateurs, affirme en effet l’existence d’une fracture irrémédiable entre les classes populaires rurales (parfois qualifiées comme « petites blanches »), qui ont fourni les premiers bataillons des Gilets Jaunes, et les quartiers populaires des banlieues « métissées ».
Cette nouvelle fracture spatiale entrainerait une reconfiguration du champ politique où la bourgeoisie des centre-villes, considérée comme plus « éduquée », devrait opter exclusivement soit pour la France périphérique contre celle des banlieues, soit le contraire. Rien ne nous a été épargné pour monter ces deux blocs l’un contre l’autre, pour remplacer la lutte des classes par une « lutte des races », pendant que la bourgeoisie culturelle tirait les marrons du feu et les couvrait d’un même mépris. Mais Todd vient nous annoncer la bonne nouvelle : ce plan est en passe d’échouer. Pour appuyer sa thèse d’une dés-archipélisation des classes populaires, Todd cite le travail (non-encore publié) du jeune chercheur Yoan Gwilman, qui démontre la solidarité dont les banlieues ont fait preuve envers les Gilets Jaunes. La stratégie planifiée de division permanente, d’exacerbation quotidienne de polémiques liées à l’islam et/ou l’antisémitisme, aura donc fait flop auprès de la France d’en bas, car celle-ci n’a jamais adhéré à l’effet de mode consistant à mépriser ou insulter toutes les traditions culturelles. Les « beaufs » n’ont jamais oublié qu’ils étaient la première cible des « charlistes ». Quant à la jeunesse, elle semble également immunisée contre les lubies de ses aînés. En réalité donc, la seule catégorie qui se fait systématiquement piéger par les polémiques médiatiques est cette petite-bourgeoisie « CPIS », dont Todd décrit bien le comportement mais ne parvient pas à l’expliquer autrement que par une forme de « fausse conscience » voire de crétinerie.
Les Gilets Jaunes vus par Charlie Hebdo
Ici, il manque à Todd une pièce du puzzle : pourquoi cette petite-bourgeoisie reste-t-elle attachée à l’euro qui l’a pourtant appauvrie, et pourquoi fonce-t-elle tête baissée à chaque fois qu’on lui agite un voile sous le nez ? C’est pour résoudre ce mystère que j’ai mis en évidence dans mon livre Quittons l’Europe ! Pour une souveraineté populaire et inclusive la construction historique d’une identité culturelle européenne qui constitue en réalité un phénomène national, et dont la principale fonction est de permettre à la bourgeoisie de marquer une distinction socio-culturelle face au prolétariat de son pays. Il y a ainsi un véritable privilège à se penser comme Européen, à se croire appartenir à une civilisation supérieure et éclairée, une forme de salaire symbolique qui compense souvent le gel du point d’indice. Mais au contraire de cette bourgeoisie, les Gilets Jaunes sont hostiles à l’Europe, et de manière plus générale les prolétaires ne se sentent pas européens – soit que le marché unique et la monnaie unique aient provoqué la fermeture de leur usine, soit qu’ils ait appris du passé colonial que la prétendue « civilisation européenne » n’est en réalité qu’une sanglante fumisterie. « L’Europe » s’est toujours construite contre des ennemis assimilés à la « barbarie », souvent un Islam fantasmé, parfois également la Chine et la Russie, qui peuvent devenir les boucs émissaires du moment lorsque les Russes sont accusés de hacker nos élections ou les Chinois de nous transmettre des virus…
L’existence de cette identité européenne belligène permet d’expliquer des phénomènes bien vus par Todd, mais qui paraissent mystérieux ou irrationnels sous sa plume. On comprend pourquoi des segments importants de la population continueront à soutenir l’intégration européenne, malgré l’échec économique des traités actuels. La définition de l’identité européenne comme caractérisant notre bourgeoisie nationale permet aussi de comprendre que « l’Europe » n’est pas un pays extérieur qui nous dominerait, mais l’idéologie de notre État-nation actuel, qui fournit à la fois les troupes du pouvoir néolibéral et du souverainisme néoconservateur pourtant critique des actuels traités. N’oublions jamais que le préfet de police Lallement, tout comme Jean-Michel Blanquer et Emmanuel Macron, sont d’anciens chevènementistes biberonnés à « l’ordre républicain ». On comprend dès lors pourquoi le macronisme et le lepénisme ont des coefficients de corrélation si élevés, une découverte capitale mise en évidence par Todd, et l’on comprend également pourquoi le néolibéralisme français est structurellement lié à notre État (Todd reste assez obscur sur ce point, alors même que ses données vont dans ce sens).
Pour conclure, on ne peut que déplorer les tendances de Todd à ne pas aller jusqu’au bout de ses propres analyses, voire parfois à desservir son propre message. Citons notamment la proposition absurde de resserrer les liens avec les États-Unis, et même de rester dans l’OTAN. Ici, Todd s’en prend à un lecteur imaginaire qui serait viscéralement « anti-américain », alors même que l’émergence de nouvelles figures politiques comme Bernie Sanders et Alexandra Ocasio-Cortez à gauche, ou Donald Trump à droite, a donné à chaque courant politique français au moins une part des États-Unis à aimer. Le tropisme pro-américain de Todd est particulièrement malvenu dans la conjoncture actuelle, puisque le Brexit de Boris Johnson consiste en un renforcement des liens commerciaux et militaires avec Donald Trump, Johnson allant jusqu’à soutenir les attaques terroristes de Trump contre l’Iran. Il est donc politiquement décisif pour les opposants à l’UE de se démarquer de ce Brexit libéral, atlantiste et néo-conservateur, et de combattre une vision irénique du Brexit, commune à la brochette de pseudo-souverainistes qui ont cru fêter une victoire sans comprendre que Johnson ne sortait de l’UE que pour renforcer la soumission au modèle libéral-atlantiste, et au final sans comprendre que la question européenne n’est ni plus ni moins que la forme contemporaine de la lutte des classes.
Ramzi Kebaïli