Les déclarations d’Edouard Philippe annonçant que le projet de régime universel de retraites par points sera complété par l’instauration d’un « âge d’équilibre », initialement fixé à 64 ans et en-dessous duquel une décote sera appliquée, ont rencontré un certain scepticisme. Nombre d’observateurs se bercent1 en effet de l’illusion que cet âge pivot, considéré comme une ligne rouge par la CFDT, ne serait qu’un leurre ajouté in extremis pour pouvoir le retirer et faire accepter le passage au système par points. Pourtant, en lisant le rapport Delevoye pp.46-482, on comprend que cet âge de taux plein constitue le cœur de la réforme, puisque l’objectif véritable est d’augmenter l’âge de départ à la retraite. Explications.
L’appartenance de la France à l’UE et à l’euro nous contraint à diminuer nos dépenses budgétaires, à la fois pour satisfaire les exigences de la Commission européenne3 (les GOPE), et également pour ne pas subir de hausse des taux d’intérêts exigés par les marchés financiers. Et parmi les postes de dépenses les plus importants, on trouve les retraites. Pour donner une idée des montants en jeu, chaque année de recul de l’âge de la retraite coûterait jusqu’à 13,5 milliards d’euros par an, soit 27 milliards pour revenir de 62 ans à 60 ans, selon l’estimation faite par le site libéral IFRAP4. Dans ses calculs, la CGT5 retrouve ce chiffre de 27 milliards, mais considère que ces nouveaux retraités seront remplacés par des actuels chômeurs, ce qui diminuerait les dépenses à 15 milliards. Mais même dans cette estimation plus optimiste, la contrainte structurelle demeure, et résulte du choix politique de faire passer l’intégration européenne avant le bien-être des peuples. Et c’est pourquoi tous les pays européens augmentent l’âge de la retraite jusqu’à 67 ans – l’Italie ne faisant pas exception, puisque le projet de retour aux 62 ans pour 38 annuités, dit « Quota 100 » , a été annulé à la faveur du changement de gouvernement6.
C’est donc pour satisfaire à ces contraintes structurelles que les gouvernements français ont augmenté l’âge de la retraite en 1993, en 2003, en 2010, en 2014, et tentent de recommencer en 2020. Beaucoup ignorent d’ailleurs que la réforme Touraine de 2014, sous le gouvernement Hollande, a instauré 43 annuités de cotisation et maintenu l’âge de départ à taux plein à 67 ans (instauré par Fillon en 2010), en-dessous duquel chaque année manquante entraine une décote de 5 %. Ainsi, le système actuel comporte déjà une forme d’âge pivot, puisqu’un départ à 62 ans entraine deux pénalités. Pour donner un exemple simplifié, un travailleur ayant commencé à l’âge de 24 ans et voulant partir à 63 ans subira une double peine : environ -10% avec le coefficient de proratisation (39 années sur 43), et -20 % pour les 4 années manquantes (pour plus de détail sur le calcul complexe de cette décote, voir le site retraites en clair7).
C’est dans ce contexte d’un régime de retraites particulièrement complexe et injuste qu’intervient la réforme Macron, qui promettait initialement de mettre fin à la fois aux annuités et à la durée de cotisation. Le premier effet de cette réforme est d’imposer une base de calcul bien moins favorable – puisqu’au lieu de prendre comme actuellement les meilleures années de la carrière, on prend l’ensemble de la carrière. Ensuite, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la différence de calcul n’est pas flagrante : dans les deux systèmes, ce salaire de base est multiplié par le nombre d’annuités puis diminué d’un certain coefficient. Quelques calculs (détaillés plus bas) montrent que la valeur du point proposée par Delevoye n’est pas arbitraire, et prend implicitement en compte la décote due à la proratisation des 43 années d’annuité (voire à une extension à 44,5 années). Pour compenser le nouveau mode de calcul défavorable de la pension de base, la seule innovation aurait donc pu résider dans la disparition de toute décote supplémentaire – ce qui aurait favorisé des départs moins tardifs en retraite, puisque le fait de travailler une année de plus aurait peu rapporté. Pour donner une idée, avec les valeurs proposées dans le rapport Delevoye, une année de travail supplémentaire à un salaire de 2000 euros mensuels, soit environ 560 euros de cotisation, rapporterait 56 points soit seulement 30 euros supplémentaires de retraites par mois. Ainsi, en l’absence d’âge pivot, il n’y aurait guère d’incitation à travailler une année de plus. Sauf que précisément, l’exigence à laquelle répond cette réforme est de faire des économies d’argent et de nous faire travailler plus longtemps. Et c’est donc pour satisfaire cette contrainte que Macron doit réintroduire un âge de taux plein, en l’absence duquel les travailleurs auraient tout intérêt à partir à la retraite plus tôt. Dans l’exemple précédent, l’ajout de la décote ferait perdre environ 80 euros par année non-travaillée.
Certes, on pourrait estimer que l’instauration d’un âge pivot à 64 ans, soit 10 % de décote à 62 ans, est plus favorable que le système actuel qui donne généralement à 62 ans la décote maximale de 20 %. Toutefois le gouvernement a précisé que dans la phase de transition, c’est la décote la plus défavorable qui s’appliquera8. Et une fois cette phase passée, le rapport Delevoye envisage déjà, p.122, de remettre le taux plein autour de 67 ans – à rebours donc des affirmations fantaisistes selon lesquelles cet âge pivot ne serait qu’un leurre, même si l’on peut prévoir que certaines professions bénéficient d’aménagements. Allons plus loin : il va vite apparaître injuste d’appliquer le même âge pour tous, quel que soit le début de la carrière. Et c’est pourquoi nous pouvons d’ores et déjà prévoir le retour des 43 annuités de cotisation, voire même de 44,5 années9, afin de faire le tri entre les carrières « courtes » et « longues ». En fait, le gouvernement a déjà de facto rétabli ce système en proposant d’instaurer une retraite minimum à 1000 euros pour les « carrières complètes », ce qui implique de continuer à comptabiliser les annuités10.
Si l’on ajoute au maintien des trimestres et d’un âge pivot le fait que Macron devra lâcher du lest sur certains régimes spéciaux des corporations sur lesquelles il doit s’appuyer (les parlementaires pour voter la loi, et la police pour réprimer les manifestants), on peut en conclure que la réforme des retraites n’aboutira pas à remplacer l’actuel système, mais à empiler une couche supplémentaire de complexité et d’injustice sur un système déjà complexe et injuste. C’est pour cela que nous devons poursuivre la grève en revendiquant non pas le maintien du système actuel, mais la retraite à 60 ans sans décote, et se préparer pour cela à sortir de l’UE, de l’euro et des marchés financiers.
Bonus 1: Estimer le montant de sa retraite :
Formule dans le privé :
salaire des meilleures 25 années * nombre d’années de travail* 1 / 43 annuités * 0,5 * décote de 5% par année manquante pour atteindre 43 annuités ou 67 ans (dans la limite de 20 %, soit 0,8)
Formule dans le public :
salaire des 6 meilleurs mois * nombre d’années de travail * 1 / 43 annuités * 0,75 * décote de 5% par année manquante pour atteindre 43 annuités ou 67 ans (dans la limite de 20 %, soit 0,8)
Nouvelle formule :
salaire moyen * nombre d’années de travail * 0,253 de cotisations * 0,055 valeur du point * décote de 5% par année manquante pour atteindre l’âge pivot
On remarque que le produit en rouge 0,253*0,055=0,0139 est légèrement inférieur à la moyenne de celui du privé (1/43 * 0,5 = 0,0116) et de celui du public (1/43 * 0,75 = 0,0174). Si l’on refait les calculs avec 44,5 annuités de cotisation au lieu de 43, on obtient une moyenne à 0,014 ce qui montre la manière dont a été fixée la valeur du point à 0,055.
Bonus 2 : les retraites en Europe (source : Le Parisien)
1https://www.marianne.net/debattons/billets/comment-le-gouvernement-va-enfumer-les-syndicats-avec-l-age-pivot-qui-sera-retire
3https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/retraites-la-reforme-est-necessaire-selon-la-commission-europeenne-qui-fait-confiance-a-emmanuel-macron-211a61b8c046dabbb686de229d514c98
7https://www.la-retraite-en-clair.fr/depart-retraite-age-montant/calculer-retraite/comprendre-decote-retraite
8https://www.lesechos.fr/economie-france/social/reforme-des-retraites-comment-lage-pivot-va-sappliquer-a-partir-de-2022-1157455