Un Brexit sans accord va-t-il coûter des vies humaines, à cause d’une pénurie de médicaments ? C’est le scénario catastrophe présenté sur le plateau de C dans l’air, le 23 août dernier [1], qui cite notamment les risques liés à l’insuline, qui est utilisée comme traitement du diabète.
Y a-t-il réellement un risque de pénurie d’insuline en cas de no-deal ? Le service fact-checking du média britannique Channel 4 [2] avait posé la question aux principales entreprises fournissant de l’insuline au Royaume-Uni (Sanofi, Novodisk et Lily) en… juillet 2018. Et la réponse était clairement non: « the companies that do supply the bulk of UK patients – even with products manufactured overseas – have told us that they don’t expect significant problems with supply in the event of a no-deal Brexit ». En fait, c’est la première ministre Theresa May, elle-même diabétique, qui avait cité l’exemple de l’insuline en juillet 2018 pour garantir que son gouvernement avait bien envisagé tous les pires cas de figure. Mais il avait suffi d’écarter la possibilité d’une pénurie d’insuline pour donner corps à l’existence de cette possibilité.
Dès lors, les différents reportages sur le sujet suivent le même angle d’attaque : on nous présente des diabétiques britanniques qui stockent de l’insuline par peur d’une pénurie, mais sans jamais préciser que rien ne vient étayer cette hypothèse. Les médias français s’en donnent à cœur joie et France info est allé jusqu’à brandir la menace de futurs « réfugiés médicaux » [3]. On ne divorce pas d’avec les Européens impunément. Un pic d’inquiétude/exaltation se produit en février 2019, suite à l’interview donnée à l’Agence France Presse d’un certain David Burns [4], se filmant en pleine injection d’insuline, et qui sera reprise dans le monde entier (mais, curieusement, pas au Royaume-Uni). Notons bien que la seule information donnée par ces reportages est que « des patients diabétiques craignent de manquer d’insuline », sans que cette crainte ne soit jamais fact-checkée. Les associations britanniques de diabétiques, la JRDF [5] et Diabetes UK [6], ont beau se montrer rassurantes, et recommander aux patients de ne pas stocker leur insuline, rien n’y fait : chaque démenti semble renforcer la conviction que le risque de pénurie existe, puisqu’on prend la peine de nous garantir qu’il n’y en aura pas, et que les laboratoires ont pris leurs dispositions pour faire face même aux scénarios catastrophe.
Si rien ne permet d’indiquer qu’un no-deal entrainerait une pénurie d’insuline, qu’en est-il de la fameuse lettre de 17 organisations de la santé [7] évoquée sur le plateau de C dans l’air ? Celle-ci existe bel et bien et, même si elle ne parle à aucun moment de l’insuline, elle exprime effectivement la crainte que les files d’attente à la douane entraînent un retard dans la livraison de médicaments : « Delays at our borders could exacerbate current supply issues and create the very real possibility that life-saving medication and devices are delayed from making it into the UK ». Cette lettre elle-même survient suite à la fuite dans la presse britannique d’un document évoquant le pire des scénarios catastrophes, et auquel le gouvernement a répondu qu’il l’avait justement envisagé pour pouvoir y faire face. Le journal The Sun propose un fact-checking [8] de ce scénario, et se montre rassurant : « French say lorries won’t be held up and promised to flood cross-Channel ports with extra staff ».
Arrivés à ce stade, on pourrait se demander comment font tous les pays qui ne sont pas dans le marché unique pour recevoir leurs médicaments, par exemple la Suisse. Est-il concevable que le simple rétablissement de contrôles douaniers puisse coûter des vies humaines ? Il n’y a en fait qu’une seule explication possible : la France pourrait volontairement ne pas jouer le jeu du Brexit, rendre les contrôles plus longs afin de faire pression sur les Britanniques dans le cadre de ce qui s’apparenterait à une véritable guerre psychologique. Au prix de vies humaines ? Ce serait, assurément, très grave. Et une telle accusation ne peut pas être lancée à la légère. Qu’on se rassure, notre gouvernement l’affirme depuis février dernier : « la douane française est prête en cas de no-deal » [9]. Les recrutements supplémentaires ont été programmés, et un nouveau système de « frontière intelligente » a été mis en place pour accélérer les contrôles. On peut donc respirer, à moins de soupçonner que notre gouvernement ait délibérément menti, comme l’ont suggéré les douaniers français qui se sont mis en grève en mars dernier [10] pour protester contre ce qu’ils estimaient être l’impréparation de la France au Brexit. Mais depuis, plusieurs mois se sont écoulés.
Conclusion : selon toute vraisemblance, aucun diabétique britannique ne mourra du Brexit. Mais si jamais cette tragédie devait se produire, au lieu d’en déduire qu’il s’agirait de la conséquence du rétablissement de frontières douanières, nous devrons nous poser la question de la responsabilité de notre propre gouvernement et de la technocratie bruxelloise. L’Union européenne serait-elle devenue une sorte de mafia qu’on ne peut pas quitter sans devoir en payer le prix du sang ?
Bonus : Dans la même émission de C dans l’air, une fake news plus ancienne datant de 2016 est recyclée: Nigel Farage aurait reconnu au lendemain de l’élection « avoir menti » au sujet des 350 millions de livres par semaine qui seraient reversées au système de santé. Comme l’explique Le Monde [11], ce chiffre était basé sur la contribution de 18 milliards de livres au budget européen, mais il descend à 8,5 milliards une fois les subventions européennes retranchées. Sauf qu’en réalité, Farage n’avait jamais soutenu cette position, qui avait été tenue par d’autres partisans du Brexit, et ce pour deux raisons : la somme avait effectivement été mal calculée, et une fois récupérée elle pourrait tout aussi bien être allouée au NHS qu’à tout autre poste budgétaire. En revanche, ni lui ni personne n’a jamais remis en cause le fait que le Brexit économisera au Royaume-Uni une coquette somme d’argent !
[1]https://twitter.com/Cdanslair/status/1164825878942998529
[2]https://www.channel4.com/news/factcheck/factcheck-are-insulin-supplies-really-at-risk-from-a-no-deal-brexit
[3]https://blog.francetvinfo.fr/bureau-londres/2018/10/04/brexit-vers-une-penurie-de-medicaments.html
[4]https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/la-grande-bretagne-et-l-ue/brexit-god-save-l-insuline_3208125.html
[5]https://jdrf.org.uk/news/jdrf-update-on-insulin-supplies-in-the-event-of-a-no-deal-brexit-january-17-2019/
[6]https://blogs.diabetes.org.uk/?p=11050
[7]https://www.rcplondon.ac.uk/news/rcp-and-16-other-signatories-send-open-letter-pm-calling-health-be-heart-brexit-negotiations
[8]https://www.thesun.co.uk/news/politics/9747358/michael-gove-says-no-deal-brexit-dossier-is-worst-case-scenario-and-leaked-by-disgruntled-former-minister/
[9]https://www.deplacementspros.com/Brexit-la-douane-francaise-est-prete-en-cas-de-no-deal_a53324.html
[10]https://www.boursorama.com/bourse/actualites/brexit-les-douaniers-europeens-jugent-la-france-mal-preparee-7134401138d0b6d81917e580e1ca7983
[11]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/le-chef-du-ukip-admet-que-l-un-des-arguments-phares-des-pro-brexit-etait-faux_4957662_4355770.html